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C'est à lire...

Nous ouvrons cette page avec un récit de Michel Jonquet. Michel n'est pas un inconnu pour les lecteurs de Cyclotourisme, la revue fédérale. Il y anime la rubrique consacrée aux sites touristiques du Brevet des provinces françaises (BPF).

Il y signe aussi de savoureuses nouvelles. Comme celle consacrée au "Pont Pavélo" - qu'il nous a gentiment autorisés à reproduire.

En route pour le Gard, du côté de Nîmes, sa ville.

LE PONT PAVÉLO

 J'aime bien cette échoppe ! C'est ma boulangerie du dimanche, celle qui, en fermant tard ce jour-là, arrange beaucoup de monde, les lève-tard, les distraits ou les cyclos qui finissent leur randonnée à midi passé comme c'est souvent mon cas. Forçant rarement pour rentrer à une heure précise lors de mes sorties matinales, je suis régulièrement dépassé par l'heure de l'apéritif quand je reviens en ville et, lorsque mon chemin de retour me fait passer devant cette boutique, je m'y arrête pour acheter ma baguette, accompagnée parfois d'un petit dessert. Le vélo ça creuse !

 

En principe il y a toujours une mince file d'attente quand je débarque dans ce commerce, mais ce matin j'ai vraiment flemmardé et je pense que même les retardataires du pastis doivent être déjà passés à table. D'ailleurs, un coup d'œil par la vitrine me confirme que mon choix en pain sera très limité, la boulangerie est calme et les présentoirs sont presque vides; quant à la boulangère, habituellement abeille affairée, elle est en grande conversation avec deux clientes attardées qu'elle a l'air de bien connaître.

 

Toutes trois sont en train de regarder des euros. Tiens, c'est vrai que nous pratiquons cette nouvelle monnaie depuis quelques mois et que nos bons vieux francs viennent de disparaître. Je m'avance en essayant de ne pas troubler le papotage de ces dames, entendant sans écouter, car elles parlent fort sur un sujet d'importance : « Quel est le nom du pont représenté sur les billets de 20 euros ? » 

Pourquoi celui-ci et pas un autre ? Parce qu'une des trois, la plus âgée, croit l'avoir reconnu et affirme qu'il s'agit du Rialto, souvenir d'un voyage de rêve à Venise, alors que la boulangère est certaine qu'il s'agit d'un édifice espagnol franchi lors de vacances ibériques. La troisième, une petite blonde, se tait, mais cherche dans quel pays elle pourrait bien avoir vu un pont original afin d'entrer dans la controverse et montrer que, elle aussi, a voyagé.

 

Tout d'abord je patiente, car la discussion est bon enfant et que les arguments développés, parfois inattendus, parfois loufoques, me font sourire ; mais mon épouse qui garde les vélos au soleil, voyant le temps passer, pointe son joli nez devant la vitrine, signe d'agacement. Et comme mon estomac se met à gronder lui aussi…

 

"Le Pavélo !"

 

Les trois dames sursautent et se tournent vers moi.

 

"Le Pavélo, votre pont c'est le Pavélo, le pont Pavélo."

 

Elles me regardent avec des yeux ronds.

 

"Vous en êtes sûr ?"

 

Je confirme avec assurance. Voilà, je suis devant elles, habillé en cycliste de la tête aux pieds avec mon casque, mon maillot de club, mon cuissard, mes chaussures, mes cales et je leur parle du (ou plutôt de la) Pont Pavélo sans qu'elles réagissent.

 

Je me faufile dans le grand silence qui suit mon affirmation pour demander le pain parisien qui reste et j'ai le plaisir, en sortant, d'entendre la voix de la petite blonde qui avance : "Le pont Pavélo, ça doit être en Italie…"

 

***

 

La demi-douzaine de cyclos nîmois qui m'entoure veut bien rire à ce souvenir vieux de deux ans. C'est notre pause sur le pont du Gard qui m'a rappelé cette histoire. René intervient alors avec un petit sourire. "Toi qui t'y connais si bien en ponts, peux-tu me dire quel est le nom de celui-ci ?"

 

"Ben, le pont du Gard."

 

"Justement, non, me répond-il, ce que l'on nomme improprement le pont du Gard, c'est ce magnifique aqueduc, ce monument romain que nous venons voir si régulièrement sur nos merveilleuses bicyclettes. Mais le pont qui nous permet de passer de la rive droite à la rive gauche, et inversement, date du XIXe siècle et porte le nom de son créateur, c'est à dire…"

 

Et là René, qui sait tant de choses, a un trou, LE trou absolu ! D'un coup le piégeur est piégé, il a beau chercher, se creuser les méninges, il ne trouve pas. Désespéré, serrant les poings, sautillant sur place, entamant une espèce de bourrée auvergnate au grand ébahissement des touristes qui flânent, il s'évertue à retrouver ce maudit nom, mais rien à faire. "Le Pavélo ?" suggère Yako. Et c'est parti pour une couche de mise en boîte.

 

Mais notre ami ne se décourage pas. Il aperçoit, à deux pas de nous, appuyé contre la rambarde, un homme jeune, un peu dégarni, lunettes rondes, portant, épinglé sur sa chemise, un badge indiquant qu'il est là pour renseigner les nombreux visiteurs qui déambulent sur le site. René impose silence à notre fou rire en nous indiquant d'un geste impérial qu'il va solliciter auprès de ce cicérone le renseignement provisoirement absent de sa mémoire.

 

Après avoir couvert le cicérone d’une couche de salamalecs remarquables, il pose sa question : "Pour éclairer les cerveaux obscurs des misérables ignares qui m'accompagnent, pourriez-vous, jeune homme, me rappeler le nom du pont sur lequel nous sommes ?"

 

On parle toujours trop fort, car le guide, avec un beau sourire, de lui répondre : "Mais le pont Pavélo (1), Monsieur !"

 

Michel JONQUET

 

 

(1) La crise de rire passée, le guide nous donna la réponse exacte au moment où celle-ci revenait à René : en l'occurrence il s'agit du pont Pitot.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Peux-tu me dire quel est le nom de ce pont ? "                                              (photo Michel Jonquet)

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